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vendredi 2 août 2013

Rond-point du premier matin, géographies tactiles des premiers soirs

Depuis quelques semaines, je ne saurai dire dans quels voyages je suis propulsé, tout est avions (mode), trains dans les constellations, rollers sur herbes folles, deltaplane en centre-villes, fusées sur canapé, trottinettes en montagnes, voitures pour les confins, sentiers pédestres à tire-d'ailes, parachutes dans les vertiges, entrechats sur précipices, trampolines dans la tête, apesanteurs dans les âmes, décollages au milieu des ravins, Icare cette fois-ci ne tombe plus mais brûle, transports à dos de libellules, et méditations auprès de ton ouïe hypersensible.  Voyages ? Immobile auprès de, j'aurais entrevu les plus lointains et les plus tout contre. 
Et puis je pars tout seul comme un moi, routard en poche et plein d'interrogations et d'envies, dans quelques jours en Bulgarie, voyage uniquement terrestre ("Je n'ai plus soif. J'ai les deux pieds sur la terre..."). Une escale chez les cousins parisiens enfiiiiiiin, avec rencontre avec petite cousine enfiiiiiiin, comme d'habitude je rate msieur Aurélien qui quand je lui propose un resto ou un bar me répond qu'il sera à cette date dans le désert ouzbeck (alors attends là, je relis calmement, ah ben oui ya bien écrit ça, bon ben pas de bar alors), et puis envol: au menu, Sofia - Koprivchtitsa - Plovdiv - Veliko Tornovo - Monastère de Rila peut-être - Sofia. Onze jours de solitude mais pas solitude, d'errance mais pas d'errance, ça va faire vraiment bizarre mais ça va faire vraiment vie. Et puis contrairement à mes voyages précédents, mon retour à Bordeaux s'appelle déjà tous les départs.L'Internationale féérique va encore frapper-caresser-murmurer-danser-être là.


Bon, à l'unanimité de trois, le livre de juillet sera d'une certaine façon cet absolument décoiffant Petite table, sois mise ! d'Anne Serre ! Inconnue au bataillon, choisi sur la foi d'un petit papier d'une bibliothécaire croisée ensuite et toute heureuse que quelqu'un l'ait pris ("il a fait vive polémique ici !"), c'est avec grand scepticisme que je l'ai entamé. Cinquante pages d'une sorte de conte érotique (au sens très fort du terme ! Disons plutôt orgiaque et partouzard, mais en famille s'il-vous-plaît !!) familial absolument débridé, en tout cas c'est ce qu'on croit dans la première partie. Un délire je l'avoue jamais lu par moi, un déluge sexuel à plusieurs enfin tous et toutes, filles, père, mère, visiteurs, dans une langue (hum...) unique, sans préoccupations morales ni désir de choquer. On quitte le monde, clairement, mais après tout c'est l'une des fonctions des contes. Puis un contraste brut avec la suite, sorte d'interrogations sur les méandres du coeur et du cerveau après cette enfance (?), cette part de vie plutôt. 
Je crois bien que c'est la première fois que je vois deux personnes chez moi lire un même livre en si peu de temps (certes il est court, mais Boris ne lit pas d'habitude, et Marina on se connaissait même pas). Boris n'en décrochait plus, y revenant sans cesse, beaucoup plus concentré lorsqu'il le lisait en caleçon aéré, comme devenu absent du monde. J'en suis presque venu à me demander s'il nous a bien tout raconté à propos de son repas au bord d'une piscine, entouré de quatre enfants et d'une dame aux robes parfois bleues. En tout cas le livre ne peut laisser indifférent, chacun y trouvant ses mots à écarquiller les yeux et les zygomatiques. Pour Marina, ce fut la mère se peignant la toison (je cite Anne Serre) devant ses filles, pour Boris, le Docteur Peloux et les deux frères dont j'ai oublié le nom. Voilà donc le livre de l'été, à partager en toutes immodérations.



Tant qu'on est dans les contes, place au très beau et finalement très complémentaire Adieu à ce qui vient de Pierre Cendors, magnifique texte se déroulant dans une Venise atemporelle, où surgit un soir un inconnu autour de qui les questions de l'amour, du désir, et de l'absolu vont se concentrer. Quête éperdue où rien ne se perd, ce à nouveau petit livre est un enchantement. Subtilement écrit, truffé de petits trésors cachés, parvenant - exploit pas mince - à sortir des balises du genre, retraduisant le mythe d'Amour de de Psyché (c'est pas moi qui le dis, c'est lui), voilà un bien joli diamant discret, une pierrerie de bague, qui n'en finit pas de hanter de plaisirs et d'interrogations le quotidien. 
 


Le baiser peut-être de Belinda Cannone a été pris parce qu'il se trouvait sous mes yeux, dans une collection que je ne connais point, qu'il a un beau titre, et que j'avais lu un essai étonnant de cette dame déjà (L'écriture du désir). Divagation libre autour du baiser, tant littéraire que vécu, ce livre est comme une promenade, avec ses neutralités et ses surprises. Truffé de références et de douceurs, on dirait une conversation  de crépuscule, dit ainsi c'est un compliment bien sûr.



N'oublions pas mon voyage: j'étais tombé tout content sur Les âmes baltes de Jan Brokken, dont j'avais entendu parler: je croyais que c'était un texte de voyage en Lettonie, Estonie et Lituanie. En plus c'est chapitré, je me suis dit que j'embarquerais pour la seule Lituanie puisque je connais un peu. Et puis tout faux: en fait ici le voyage sert à évoquer des figures, connues ou peu. Et ce livre devient autant récit, biographie, légende, histoire, géographie, journal intime, exercices d'admiration, à travers quelques existences - dont pour la plupart j'ignorais absolument qu'elles avaient origines là-bas: Romain Gary, Eisenstein, Rothko, un libraire, Hannah Arendt, Kant, une jeune fille de 22 ans au destin historique...J'ai donc lu ce qui concernait la Lituanie comme prévu. C'était magique, simple à lire, toujours étonnant, riche à assimiler. J'ai donc ensuite tout lu, les 400 pages, comme imprévu. Et c'était magique (ça ressemblait à quotidien désormais). 



Voyage encore, et hasard tu vas me lâcher oui ? Légèrement seul du suisse Daniel de Roulet, inconnu pour moi se trouvait juste à côté de Petite table sois mise !. J'aime bien le titre, je retourne: l'écrivain se lance à pieds sur une partie du parcours de religieux irlandais du XIIème siècle, à l'orgine de la construction d'églises dont j'ai bien sûr oublié le nom. Mais ce qui retient mon attention, c'est les lieux: il traverse la Manche et le Calvados, où j'ai vécu il y a quelques années: ces villages, villes petites inconnues, mais que je traversais pour aller travailler (et croiser un Zucco qui s'installerait dans ma vie !). Alors je prends et je lis. Ecrit au jour le jour, ce journal libre est un réel plaisir, parlant des lieux, du monde, du passé, de l'humain, de la marche, la solitude et l'isolement, les rencontres, mordant constamment le guide du routard (très drôle et vivifiant), et embrassant constamment les routes et les chemins. Plus que bienvenu: à sa place, exactement.



Un ptit détour en Haïti pour un roman puzzle comme c'est aimable, Yanvalou pour Charlie de Lionel Trouillot, ou le portrait d'un homme, d'un pays, d'un passé et d'un présent, à travers quatre regards et monologues. Quatre personnages peu voire pas liés (croit-on) pour dire les ramifications d'une existence, les chemins détournés, les mensonges crus obligés, les troubles de l'identité. Un roman psychologique et d'un pays, qui peut se lire comme un polar, des fouilles archéologiques, un kaléidoscope, ou un album-photos. Ca fait un moment que cet auteur me tourne autour, parce qu'il a écrit un livre qui s'appelle Tout bouge autour de moi. Me voilà enfin, et vous surtout, msieur Trouillot.



On approche de la fin avec (et pas en, putain non !) Fantômes de César Aira, ou à-nouveau-que-serait-on-sans-Cyril ? Comme d'habitude quand un roman sud-américain est entre mes mains, c'est SMS: Cyril, César Aira, c'est bien ? Ah je connais pas. OK. Deux minutes après: selon Bolano, un des trois ou quatre auteurs actuels les plus importants. En avant. Voilà assurément le roman le plus étrange lu depuis longtemps, et si ces sms n'avaient pas existé, je serai pas allé jusqu'au bout. Quels torts j'aurais eus. Le livre se "déroule" sur un chantier d'immeuble que des familles viennent visiter, elles y auront bientôt leur appartement. Un déluge de personnages est évoqué, ouvriers, locataires, sans qu'on sache très bien pourquoi. Puis on se rapproche (un peu) d'une famille et des enfants et ados qui la composent. Toujours par touches impressionnistes. Puis des fantômes sont là aussi, hommes nus pas du tout comme les fantômes qu'on connaît. Et dans cette seule journée évoquée, où on a l'impression que peu se passe, l'auteur va pulvériser ce qui pourrait être vu comme un temps léthargique, un temps de latence. Il va par ses réflexions, parfois stupéfiantes de justesse et de profondeur d'analyses, élargir cette journée évoquée en une sorte de réflexion sur comment on vit, et comment on se vit. Au final, le livre est certes ardu, surtout au début, court, très déstabilisant, car il ne ressemble à rien que je connaisse, tendant plus vers l'abstrait ou le poétique, mais il est surtout d'une originalité et d'une richesse qui me donnent envie de courir vers les autres César Aira que je trouverai. Voilà qui donne gratitude d'avoir été Bolano, et qui donne bonheur de connaître Cyril...



On se quitte avec celui qui nous quitte, paraît que Philip Roth a dit que ce serait son dernier roman. Nemesis donc. Une nouvelle fois, il réinvente l'Histoire ici à travers une épidémie de Polyo dans les années 40, à Newark, forcément. Et j'avoue pendant longtemps je me suis un peu demandé à quoi bon ? Enfin plutôt mais pour nous amener où ? Je me suis même dit que c'était pas plus mal qu'il arrête peut-être. Ce n'est pas que c'était pas bien: c'était juste sans direction apparente pour moi. Et je me disais pas lui quand même. Eh bien non, pas lui. Quand même. Parce que deuxième partie. Et parce que dernière partie, après ellipse. Et là: des coups de marteau, de masse (mas ?) pilonnant sans cesse toutes les fondations. Oh bordel me suis-je dit ça y est je comprends, il va vers ses derniers mots écrits mais il y fonce, à près de 80 ans, en continuant à saper toutes certitudes et toutes les illusions sur nos identités, nos parcours, nos certitudes. J'ai découvert Roth par une phrase de Desplechin ("il place la question de l'identité comme un caillou dans nos chaussures") et je me suis encore ici pris une claque mais de celles qui font du bien: qu'un homme de 80 ans viennent nous rappeler à coups de butoirs que non il n'y a pas de logique ni de compréhension à avoir de nos chemins et que c'est ainsi, je crois que c'est la plus douce nouvelle littéraire de mon été. Partez en non-paix ni en guerre, mais en accord avec vous-même, Monsieur Roth. Je vous tire mon chapeau pour l'ensemble.

"Enfin revenu des avalanches" chantait Dominique A. Eh bien moi voilà bien longtemps que j'avais pas écouté l'album qui restera donc leur seul des australiens joyeux The avalanches (clip très drôle en plus, d'habitude je regardais pas). Toujours soleil.




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