Pour moi qui ai vu des centaines de concerts, mais rarement pour la musique, et qui pensais que Godpseed you black emperor! ferait partie des groupes que je ne verrai jamais, ce fut un grand soir !
Il y a trois jours, je montrais à Seb les disques du label Constellation, toute une petite collection achetée il y a bien longtemps, mais reconnaissable entre mille avec ses pochettes en cartons légers, ses graphismes atypiques, ses titres hallucinants. C'était un autre temps, déjà loin, celui d'avant internet, où une certaine idée de l'indépendance avait encore lieu, parfois. Aucune nostalgie, oh là non, juste un regard vers des démarches plus trop possibles aujourd'hui, celles un peu secrètes.
Et puis Godpseed you black emperor! c'est, chez moi, une exception dans les probables deux ou trois mille disques que j'ai: le seul acheté parce qu'un jour, entrant dans la FNAC (du temps où ils vendaient vraiment des disques, c'était donc il y a treize ans, je ne peux plus y mettre les pieds aujourd'hui) pour fouiner j'entends une musique incroyable qui passe, je demande ce que c'est, et aussitôt j'achète. C'était leur incroyable deuxième (double) album, Levez vos skinny fists like antennas to heaven. Quatre morceaux de vingt minutes chacun, qui portait le post-rock que je découvrais vaguement au plus loin. Depuis, j'ai récupéré tous les disques de post-rock que j'ai vu passer: aucun n'atteint leurs excès. Le seul qui s'en rapproche, par la radicalité mais sans l'épopée folle, reste l'unique album (je crois) des excellents australiens This is your captain speaking.
Suivra leur dernier album. Puis le groupe s'arrête, multipliant les projets parallèles que je suis assez souvent, et poursuivant l'aventure pourtant fort improbable sur le papier de leur label Constellation.
Et puis il y a un mois, stupeur: après dix ans de silence, le groupe sort un album !! Ouh là, moi les reformations, ça me désole et me laisse de marbre, elles se multiplient ces dernières années et je les fuis. Mais là immédiatement je prends le disque, sceptique, que va-t-il rester de ce temps là, dix ans en musique c'est mille ans en émotions et changements. Bilan: deux morceaux telluriques de vingt minutes qui renvoient tous les groupes de post-rock à la cour de récréation, Mogwaï en tête. Godspeed reste godspeed: ailleurs, inexorablement. Pas de comparaisons possibles: un ailleurs, et rien n'est possible entre.
Alors quand ils font deux dates en France et que la deuxième est ici à Bordeaux, je n'hésite pas, et zou c'est parti pour voir ce que c'est un concert de Godspeed.
Bilan: ben je crois que j'avais jamais vu ça. Non pas qu'ils inventent tout, j'imagine que plein de groupes dont j'ignore l'existence ont fait ou font ça: mais c'est leur radicalisme absolu dans chaque détail qui me fascine, et me rassure: oui, l'indépendance, qui occupe ma vie de spectateur à temps plein depuis vingt ans, existe encore, et a du sens.
Ainsi, ils arrivent un après l'autre, pas du tout en effet de attention voilà le groupe un par un: non, ils passent sur scène sans qu'on sache si c'est eux ou des roadies, installant leur instrument, repartant, très nonchalamment: ils (se) préparent. Habillés comme tout un chacun, ouf pas de tenue de scène, des jeans et des t-shirt passe partout. D'ailleurs, je réalise là que je n'ai jamais vu leur tête, mis à part Efrim déjà vu en concert avec A silver mount Zion. Je crois me souvenir qu'avant ils refusaient toute photo, et effectivement pour un groupe idolatré, je ne connais aucune tête, et ils sont huit.
Ensuite, la moitié du groupe est sur de simples chaises, un des deux batteurs est derrière caché par les amplis, et summum de ma joie: un des guitaristes s'asseoit dos au public. Là encore nulle provoc, nulle ostentation: ils forment comme un cercle, mais surtout, et c'est ça qui me plaît, ils sont tournés uniquement vers leur musique, ou plutôt vers la musique. Aucun bonjour, de toute façon il n'y a pas de micro, aucun signe de la main, ils viennent petit à petit, et s'accrochent à leurs instruments. Et encore un détail qui me ravit: la scène n'est presque pas éclairée, et ne le sera jamais, donc on distingue à peine leur visage. Bien sur le groupe est là, mais il y a bien plus important: la musique. C'est austère, voire strict: moi je vois ça comme une pure offrande: nul besoin de parler, de dire trois conneries applaudies bêtement: on s'installe, et on va jouer de la musique.
Dix premières minutes forcément rudes, des sons qui se marient plus ou moins, et c'est parti ensuite: l'épopée, terme tellement galvaudé pour eux, peut commencer: des morceaux énormes, concentrés d'explosions, une vingtaine de minutes à chaque fois, des chevauchées fantastiques comme j'en avais jamais entendu. Qui laissent tout le monde dans un silence total. Les gens applaudissent mais à aucun moment le groupe ne montrera qu'il réalise qu'il joue devant des gens. pas de pause, juuste des baisses d'amplification. Et à chaque fois ça repart, dans un calme presque terrifiant, assis, debout mais sans quasiment bouger, ces sept hommes et cette femme remuent la terre, balancent des magmas, reviennent aux arcanes de la musique, et nous on est là, en face.
Et c'est au bout d'un moment que j'ai commencé à entrevoir une lueur, faible, de compréhension. En fait, personne dans le public ne savait trop comment réagir: certains agitaient la tête en suivant la batterie, certes, mais ils étaient minoritaires, très, et la salle était comble. Les gens observaient, écoutaient, mais il faut bien faire le constat suivant: cette musique est autre, échappe à nos habitudes de spectateur, et du coup devient une expérience presque terrifiante. On ne sait pas ce qu'il faut faire pendant qu'on écoute cette musique là. Parfois, quand soudain ils emballaient à nouveau l'apocalypse alors que je pensais qu'on était déjà allés au bout, je souriais, mais c'était pas du plaisir: juste de la sidération, juste un doute : il se passe quoi, là ?
Ca a duré deux heures, totales, bien trop uniques pour savoir ensuite si c'était bien ou pas. La question paraît même hors-sujet complet. Aucun rappel évidemment (ç'aurait été indécent). A peine dehors, je vois que certains du groupe sont déjà là aussi, évidemment ils vont pas se cacher dans les loges, eux. Je les revois partant peu à peu de la scène, ils ont tous fait, je crois, un micro geste vers le public, un quart de seconde, une main vaguement levée, comme pour dire eh bien voilà, c'était de la musique qui est passée par nous, vers vous, mais vous et nous étions secondaires: c'était les explosions, partout, qui sont passées de là-bas à ici qui resteront. J'en avais le souffle coupé.
Je crois que je passe une grande partie de ma vie à aller voir des concerts pour attraper, enfin, un jour, l'impalpable qui traverse l'air quand des notes partent de la scène pour se diriger vers les corps et cerveaux des spectateurs, et plus encore des spectatrices qui sont ce qu'il y a de plus beau dans la pénombre d'une salle de concert. Là, avec Godspeed you black emperor!, c'était facile de palper cet immatériel, tant leur son est puissant. mais ils étaient comme effacés de la scène, et le public était dissous. Ne sera restée que leur musique, leur radicalité. J'aurais pas été là pour tout comprendre, une fois de plus.
Je vais évidemment pas mettre un "clip" d'eux, là aussi ce serait indécent. On va reposer les oreilles et l'âme avec un morceau du très doux et très beau nouvel album de Geg Haines...
Très beau compte rendu. Evidemment, comme tu as pu le lire par ailleurs, je suis totalement en phase avec tes impressions. Coup de chance, j'ai vécu ce concert assis, ce qui suffit pour ne pas se poser la question du comportement.
RépondreSupprimerEtant donné qu'ils ont une conception particulière de ce qu'est un concert, je suis content de voir qu'ils assument leur comportement jusqu'au bout. La plupart des groupes de post-rock pourraient prendre exemple sur ce modèle, et se concentrer sur la musique. Mais il faut le public qui va avec bien évidemment. L'après-midi dans un festival, c'est moins possible.
Marc (de mescritiques.be)
Ton compte-rendu est effectivement magnifique. Ce concert donne l'impression d'avoir été un moment magique, en dehors du temps. Je regrette de ne pas avoir tenté l'expérience.
RépondreSupprimer