L'ai enfin vu, une seule fois, j'y retourne dans deux jours ! C'est dire !
On commencera par régler la fausse question omniprésente des médias: le discours tenu autour du film est globalement, pour le très peu que j'en ai entendu-subi, lamentable et faux. Ca en dit bien plus long sur ce milieu que sur le film. Promo ratée ? Ben allez regarder des pubs, ça c'est de la promo, ou des bande-annonces de gros films, là on a affaire à une oeuvre d'art. Si faut qu'on en entende "bien" parler, que ça "donne envie", ben allez ailleurs. On peut aussi percevoir l'intérêt, ou s'interroger sur ce qu'on veut, par sur ce qu'on nous dit de faire. Cinéaste tortionnaire ? Quand je vois le fric jeté dans la nullité de films anodins je vois pas en quoi quelqu'un d'exigeant artistiquement et qui propose une expérience humaine - donc quelque chose de non confortable, qui oblige à changer, donc dans laquelle il faut en passer par des souffrances - qui va forcément être autre chose que le rire facile ou l'émotion téléphonée, doit s'en prendre plein la gueule. C'est plutôt les tièdes qu'il faudrait jeter ! Film sur la passion ? Oui absolument mais enfin c'est quand même aussi bien plus que ça, tellement plus. Scènes d'amour crues voire choquantes ? Eh ben si c'est ces quelques minutes, d'une intensité folle, qui suffisent à émoustiller voire choquer ce monde-là, ça fait vraiment peur, il m'a l'air grave aseptisé, ce monde là, il ressemble vraiment à ce qu'il est: TV et internet, le vide.
Place au plein: le film ! Plein débordant. Et déjà un titre: La vie d'Adèle, c'est comme j'avais fini par l'oublier la vie d'une fille, de ses seize à 25 ans environ, on saura jamais vraiment puisque les ellipses brusques empêchent de se situer clairement, mais on s'en fout de ça. Echo immédiat de La vie de Marianne de Marivaux évoqué dès le début, bien plus selon moi que réécriture de la fameuse BD Le bleu est une couleur chaude, BD sympa (aux abris donc) parfaite pour TV et internet, je l'ai lue il y a trois ans, j'avais même pas pris la peine d'en parler sur mon vieux blog ! Dès le début, c'est une plongée dans le cinéma selon Kechiche, et c'est peut-être ça qui m'a le plus surpris tant on nous le fait oublier par ce discours sur la passion et les deux filles: absence totale de musique (sauf si les personnages en écoutent), sécheresse apparente du montage (alternance de courtes scènes et d'autres un peu plus développées), dialogues en apparence très prosaïques: un puzzle se met en place. Un rouleau-compresseur je dirais.
Alors c'est quoi la vie d'Adèle ? C'est le lycée, classe de première, c'est une rencontre avec un garçon, c'est les copines (pour l'instant), c'est plus le garçon, c'est le miroitement quand elle croise les cheveux bleus d'Emma trois secondes dans la rue, c'est les cours, puis c'est la rencontre. Mais comme moi je m'attendais pas à tout ça avant, puisque tout le monde attend la rencontre et la passion alors que le film raconte pas que ça, je cherchais désespérément à comprendre et je crois que la vie d'Adèle, c'est l'histoire de quelqu'un qui s'aperçoit presque toujours qu'elle sait pas comment il faut faire pour que cela soit soit conforme à ce que tous les autres attendent, parce qu'eux ont leur vision arrêtée des choses et qu'ils appellent ça vérité ou c'est ainsi. Adèle, elle regarde toujours et dans son regard elle cherche. Je crois. Donc se succèdent les alternances, pour elle, alors que les autres font croire, et surtout se font croire qu'ils savent. Les cours ? Elle passe de 4 à 15 selon le prof. L'amour ? Elle sort avec son copain, puis non, elle embrasse une fille et espère, puis voit qu'elle a mal interprété. Le miroitement ? Elle croise Emma et ne sait pas ce qu'elle doit en penser. Les livres (omniprésents dans le film) ? Elle adore les lire mais n'aime pas qu'on les décortique. L'art ? Elle n'y connaît rien et l'avoue sans problème. Pendant ce temps, face à elle, les certitudes (sur soi, les pires peut-être): son copain ne lit pas (mais est prêt, par amour, à faire une exception - signe très fort), la fille qui l'embrasse la jette, ses copines si ouvertes dans leurs mots se fermeront dès qu'Adèle deviendra elle-même et pas ce qu'elles veulent qu'elle soit, Emma se retourne et lui sourit quand ça miroite, et ira la chercher après leur première soirée. Et explique l'art sans souci. Eux, ils savent, ils croient se savoir. Bizarrement, le film s'intéresse à celle qui vit sinon plus, du moins autrement: Adèle. Celle qui a une singularité.
Et donc au milieu la rencontre: longtemps après cette rue où l'éclat du bleu aura surgi, il y aura ce bar où enfin elle revoit Emma, et où miracle enfin elles se parlent. Et dès lors le film dévie mais pas tant que ça, par un signe constant: la passion qu'elle découvre, qui lui permet de s'inventer et de s'incarner (d'où la présence de scènes d'amour aussi intenses que les scènes de dialogues: corps et âmes, Adèle ne sépare rien). Enfin une certitude, dans l'océan des alternances ou des doutes: elle veut être avec Emma. Et elle va le faire, le vivre. Mais ayant expérimenté toutes les incertitudes étrangères aux autres, elle va le faire comme on accoste en terrae incognita: parce qu'évidemment les autres savent comment il faut aimer (hétéro ou homo tiennent le même discours, la question n'est dieu merci pas là), donc ils acceptent (mal) ou il faut le cacher (et ça fait mal). Adèle découvre, en incandescant de passion, que cela ne change rien au monde autour d'elle: les parents d'Emma restent les bourgeois cool qu'ils veulent être, les siens restent avec les préjugés qu'elle leur accorde. Les amis d'Emma acceuilleront Adèle, mais comme une personne qui est là, pas en cherchant à savoir qui elle est. Le monde ne change tristement pas. Adèle change, parce qu'elle est singulière. Et donc elle vit plus intensément que chacun: elle ne reste jamais la même après tout ce qu'elle vit. Oui, elle pleure plus, d'ailleurs elle est presque la seule du film à pleurer. Les autres ne pleureront pas, ils croient savoir. Et d'ailleurs, à part Emma (et encore), Adèle sera celle qui avance seule dans le film: au lycée, dans son travail d'instit, dans les fêtes qui sont données, elle sera seule. Parce que la singularité n'est pas la docile tempérance à se nier pour se couler dans le moule que les autres nous offrent en croyant et disant nous accueillir.
Si cette passion est si forte, c'est parce qu'elle est le socle sur lequel Adèle se construira. Puis se détruira, mais cela fait partie de la construction. Les "intacts", ceux qui continuent toujours comme si de rien n'avait été, sont finalement sinon les plus brisés, du moins les plus pauvres, les plus ternes. Pendant qu'Emma ne sait visiblement plus l'aimer comme elle le rêvait, c'est Adèle qui va provoquer la chute. Là encore on peut parfois lire des "c'est incohérent", alors oui dans l'aseptisé c'est incohérent, mais dans le bouillonnement des bourrasques, l'acte qu'il ne faut pas faire et qui est fait, et qui échappe tant à la logique qu'à la compréhension immédiate, ça existe. Et pas qu'un peu. Ca se saurait si les agissements étaient régis par la logique ! Et le rouleau compresseur de Kechiche, qui ne s'est finalement jamais arrêté, ira jusqu'au bout: Adèle au boulot (une part centrale du film, totalement occultée, on nous rabat les oreilles avec les même pas dix minutes de scène d'amour, et rien sur les quarante minutes de scènes au travail, ça sert à rien !), Adèle face à la perte, Adèle face aux conséquences de ce qu'elle a fait pour rien, et sommet d'un film qui accumule les sommets, Adèle retrouvant Emma dans un café, pour l'une des ultimes bourrasques. On se demande comment ça va finir, eh ben ça ira jusqu'au bout, il faut vraiment que le titre du film ait tous ses sens, il les aura.
Et après ? Ben comme toujours avec les chef-d'oeuvres, les vrais, les puissants, les profonds, les qui remuent vraiment tout, c'est l'étourdissement, c'est les recherches, c'est les petits rouages qui font qu'on a pas vu un film, qu'on a pas passé un "bon moment", que c'était pas "sympa", c'est la sortie des pelles et en avant les instants à creuser, pour quand même se demander ce qu'on va faire de tout ça. L'effet film miroir, qui doit déjà bien marcher pour Kechiche lui-même (je ne connais que lui qui dans ses rarissimes apparitions média cherche ses mots tellement longtemps que ça énerve systématiquement ceux qui l'interrogent, ben ouais quand même quand on pose une question on attend que la réponse qu'on veut croire qu'on sait déjà surgisse - ah ben à quoi ça sert alors les questions ?), se met en marche pour le spectateur, en tout cas pour moi, et c'est comme souvent le plus beau des cadeaux: un film qui nous suggère de cultiver la singularité en l'alliant aux brûlures les plus intenses et extrêmes, ça ne peut que faire sourire quand on marche dans les rues.
Adèle a vu miroiter les bourrasques, elle a croisé Emma. Elles les a enlacées quand elles ont surgi, elle a aimé Emma absolument. Elles les a vu repartir puisqu'Emma a préféré endormir les tempêtes, elle le lui dira. Mais Adèle, au moins, elle aura vécu tout ça différemment de tous les autres. Et elle recommencera sûrement si elle le peut. Elle a une vie: la sienne, pas celle qu'on lui a donnée ou à laquelle on voudrait la réduire.
Un peu de douceur finale avec le trèèèèèès bel album d'électro du français Ocoeur, c'est parfait pour les petits froids qui s'installent le matin ça...
Merci pour ton très touchant et juste commentaire sur ce magnifique film. J'en suis sortie bouleversée... Moi aussi j'aimerais le revoir !
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